Né le 6 avril 1830 à Clarens, ce fils d’instituteur obtient sa licence en théologie à Lausanne en 1853 puis complète sa formation à Paris. Il est nommé professeur de littérature française à l’Académie de Lausanne dès 1855 puis à la toute nouvelle École polytechnique fédérale de Zürich en 1860. En 1881 il revient aux sources pour occuper à nouveau la chaire de littérature française à l’Académie de Lausanne, et ce jusqu’à son décès survenu subitement le 21 novembre 1886. Passionné par la nature et la montagne, il réunit entre 1865 et 1875, une sorte d’«encyclopédie du monde alpestre» composée de cinq volumes où ses récits et croquis côtoient des analyses et des descriptions savantes. C’est dans la deuxième série Les Alpes suisses que le poète, naturaliste, conteur et critique d’art dresse une splendide étude détaillée des Dents-du-Midi dont voici quelques extraits.
On ne s’y fatigue pas à regarder toujours le même objet; mais on va de promenade en promenade chercher quelque site nouveau, ou plutôt on ne va rien chercher du tout, on s’abandonne au hasard, sûr de ne pas revenir déçu, car dans un pays pareil le hasard est le meilleur de tous les guides. D’où que l’on revienne d’ailleurs, on retrouve toujours cette magnifique Dent du Midi, qui est la reine du paysage. Sans atteindre 3200 mètres, elle produit un effet de hauteur extraordinaire; mais elle n’est pas seulement haute, elle est encore belle, belle de forme, belle d’élancement, belle de draperies, de pose et de lumière. Mais que parlé-je de beauté? Les esthéticiens modernes ne vont-ils pas répétant que le beau n’existe pas dans la nature, mais seulement le sublime? Je leur en demande bien pardon. S’il est des montagnes qui font naître l’impression du sublime, il en est d’autres qui éveillent le sentiment de la beauté, tout comme une belle fleur, un beau visage, ou une belle mélodie. Appelons-les belles, sans scrupules. Rayons du soleil divin, qui n’est autre que l’esprit, le sublime et le beau ne se séparent point ainsi. Où l’un n’est pas possible, l’autre ne l’est pas non plus. Ces masses de rochers ne sont point inertes d’ailleurs. Elles forment des lignes qui ont un mouvement, sans cesse relevé par de nouveaux jeux de lumière, et c’est en suivant du regard ce mouvement que je dis de ma montagne : «Elle est belle!» J’ai bien cherché dans les Alpes bernoises, valaisannes, grisonnes, ailleurs encore; mais nulle part je n’ai vu une cime offrir au même degré cette juste harmonie d’ensemble qui est la condition de la beauté.
Elle doit à sa position d’être une des cimes les plus connues de la Suisse. Les voyageurs qui suivent la route du Simplon l’ont devant les yeux plusieurs heures durant, et ceux que la douceur du climat et le charme du paysage retiennent à Bex, à Montreux, à Clarens, à Vevey, ont le temps de faire connaissance avec elle. Elle doit à sa grâce hardie de fixer tous les regards et de figurer parmi les montagnes célèbres, et en quelque sorte classiques, la Blumlisalp, la Jungfrau, etc. L’étude minutieuse que l’on a faite des Alpes, depuis une vingtaine d’années, n’a pas diminué sa juste réputation de beauté. Elle ne pouvait que gagner à des comparaisons plus nombreuses.
La plus haute pointe de la Dent du Midi ne mesure que 3185 m, un peu plus que l’Oldenhorn, un peu moins que les Diablerets, le Titlis, le Piz-Languard, etc. De ces 3185 m, il faut défalquer 409 m qui indiquent la hauteur du village de Massongex, situé immédiatement au pied de l’arête nord. Il reste pour la Dent du Midi 2776 m, de hauteur relative. Ce chiffre est considérable. Le Cervin, auquel la carte fédérale donne 4482 m, ne domine Zermatt que de 2862 m. Ainsi, tandis que la différence entre les hauteurs absolues touche à 1300 m, la différence entre les hauteurs relatives n’est que de 86 m. Le Combin, qui dépasse les plus hauts sommets de la chaîne bernoise et ne compte pas beaucoup de rivaux dans la chaîne pennine, est moins élevé par rapport au bourg de St-Pierre que la Dent du Midi par rapport à Massongex. Elle l’emporte de même sur la Bernina, le Tœdi, la Blumlisalp et l’immense majorité des pointes suisses. Il n’y a guère que quelques-unes des cimes du groupe du Mont-Rose et de l’Oberland dont la projection de la base au faîte soit plus forte que celle de la Dent du Midi. […] Cette question de hauteur n’est pas une pure affaire de curiosité géographique ; elle a sa valeur pittoresque. Deux cents mètres en plus ou en moins suffisent à changer l’aspect d’une sommité, et les différences se font sentir d’autant mieux que les points de comparaison abondent partout. […] Il résulte encore d’une telle position que la Dent du Midi est une montagne que l’on voit. Elle ne se fait pas deviner, elle se montre. Tout concourt à la dégager. Elle prend la plaine en travers et la coupe ; les alluvions du fleuve l’entourent à demi, et le val d’Illiez, sur lequel plongent ses cimes les plus reculées, se laisse si bien enfiler du regard, que de la base au faîte elle n’a pas une pente qui se dérobe. Il est mathématiquement impossible que d’un point donné on voie plus complètement une montagne quelconque.
Quand on arrive au Bois-Noir, on la voit pendant cinq minutes peut-être, dix au plus, surgir comme une pointe aiguë, à une hauteur vertigineuse, dans l’embrasure de la gorge latérale par où le torrent de Saint-Barthélemy débouche sur la plaine. Nulle part cime plus légère ne commande de plus obscures profondeurs. L’architecture gothique a seule de semblables campaniles. Elle est si effilée, la base en est si étroite, l’essor si hardi, qu’on se demande si l’équilibre en est stable, et s’il y a sûreté pour les passants. J’ignore si c’est un effet d’imagination ou d’optique – peut-être cela tient-il à la difficulté de tenir longtemps la tête à demi renversée, peut-être aussi à certaines dentelures de l’une des arêtes, qui ressortent en noir sur le ciel lumineux du zénith – mais quand on s’assied au bord du chemin, pour la considérer plus à loisir, et qu’on la fixe un moment, on finit toujours par la voir vaciller.
La Dent du Midi n’imite pas ces géants des Alpes, le Cervin, le Finsteraar, qui, debout au fond de hautes vallées, sont à peine plus nus au sommet qu’à la base. Elle s’élève au-dessus de chaudes et riches contrées, qu’elle enrichit encore en leur renvoyant les rayons du soleil qui se réfléchissent sur ses flancs. A ses pieds règne une végétation digne de l’Italie; sur ses sommets reposent les neiges du pôle, et, entre-deux, toute la série des possibles. Les produits et les phénomènes des zones les plus éloignées se sont donné rendez-vous sur ces pentes. Il en résulte un effet de profusion créatrice d’autant plus splendide que la montagne a des formes plus accidentées, des expositions plus changeantes, des terrains plus divers. Un tableau pareil est de ceux qu’on n’épuise pas. Et cependant on n’y remarque ni embarras, ni encombrement. Chaque chose a sa place, et de cette surabondance naît un ensemble dont l’unité est aussi manifeste que la variété en est infinie. Un ordre ingénieux a présidé à la distribution de ces richesses.
Une arête nouvelle, venant de l’ouest, forme la ligne des sept dents. Elle se dégage, au fond du Val d’Illiez, d’un groupe de montagnes, dont les contours sont peu distincts, et monte d’une manière continue, avec une inclinaison de plus en plus forte, jusqu’à une hauteur où elle n’arrivera plus. La perspective peut faire illusion, mais un œil exercé ne s’y trompera pas : le pic occidental marque le point culminant de la Dent du Midi. De ce premier sommet l’arête retombe, abrupte, perpendiculaire, mais pour se relever aussitôt et dessiner coup sur coup quelques cimes serrées les unes contre les autres, tournant leurs escarpements dans le même sens, menaçant chacune celle qui la suit. Puis elle se prolonge en contours adoucis; les dents sont plus larges, plus espacées ; enfin, par un mouvement flexible, qui rappelle celui d’une aile qui s’ouvre ou d’une voile qui s’enfle, elle se relève encore une fois, et projette sur la plaine une dernière cime, celle-là même qui cachait les autres, la Cime de l’Est, où montent de leur côté les arêtes qui partent du Rhône.
La Cime de l’Est n’est donc pas la plus haute. Il n’importe, c’est encore elle qui commande le paysage. Moins élancée, elle est plus imposante que jamais, et peut-être n’est-elle pas moins légère. Il n’est pas besoin, pour qu’une cime soit légère, de lignes toujours verticales. On connait l’aiguille du Dru, à Chamouny. Le télescope y découvre à peine une saillie où un chamois se puisse tenir debout, les quatre pieds ramassés sur un point, comme ils ont coutume de faire quand la place leur manque ; elle est si étroite et si aigüe qu’on se figurerait volontiers un de ces géants de la fable l’entourant de ses deux bras et joignant les mains par derrière. Et pourtant de quel poids elle pèse sur le sol ! C’est un obélisque qui écrase son piédestal. La Dent du Midi n’a pas de ces témérités. La Cime de l’Est s’avance, sans doute, hardivement, comme pour voir ce qui se passe autour d’elle; mais elle se dégage par une arête dont l’inclinaison n’est pas beaucoup plus sensible que celle de certaines ondulations du Jura. Cependant elle vous enlève avec elle. Pour rejeter bien loin toute idée de pesanteur, il suffit de cette courbe flexible, de cette ligne au mouvement ménagé, mais d’un élan si naturel qu’il semble n’avoir rien coûté. Cette aisance de contours, cette facilité d’ascension excitent et ravissent l’imagination, qui, au lieu de replier ses ailes et de passer vite, comme sous l’aiguille du Dru, s’en va voltiger autour de la Cime de l’Est et ne s’en éloigne que pour y revenir, invinciblement attirée par la séduction de la grâce.
A droite s’élève la Dent du Midi ; à gauche, la Dent de Morcles. Leurs arêtes partent du même point, et ne s’éloignent que pour rivaliser plus librement. Brillant défi ! La Dent du Midi a pour elle le calme serein, l’essor confiant que donne la certitude de la victoire ; elle porte ses cimes au ciel avec une aisance superbe. La Dent de Morcles a les mouvements fiévreux et saccadés, et c’est avec un effort désespéré, un effort de Titan vaincu, qu’au dernier moment elle hasarde dans les airs ses deux tourelles pointues et chancelantes.
La Dent du Midi occupe le haut bout de cette vaste enceinte. Elle est telle encore que nous l’avons vue de Saint-Triphon. Mais les montagnes qui l’entourent, au lieu de se disputer l’horizon, s’écartent pour lui faire une place d’honneur, dont la mesure a été prise avec une heureuse exactitude. Elle la remplit sans y être à l’étroit ; l’air et la lumière jouent librement autour de ses sommets. Elle est à distance, comme il convient à son rang ; mais rien ne la masque, et malgré les trois lieues d’alluvion qui la séparent du lac, elle s’y reflète aussi bien que les peupliers du rivage. Ses dents les plus hautes et les plus ardues s’appuient sur les monts de Savoie, eux-mêmes plus crénelés et déchirés, tandis que la Cime de l’Est regarde les Alpes de la rive vaudoise, dont la dernière crête, l’Arvel, va mourir à ses pieds. Quoique seule glaciaire, et beaucoup plus élevée que tous les sommets qui lui font cortège, elle n’en humilie aucun. L’orgueilleux génie des Alpes s’est plié sur ces bords à une œuvre commune. Ailleurs, elles n’ont eu qu’à s’emparer de l’espace ; ici elles avaient encore le lac à embellir, et leur fierté s’est abaissée jusqu’à reconnaître une souveraine. Il faut à l’opposite de cet immobile Jura la plus belle cime et la plus belle eau, la Dent du Midi et le golfe de Clarens. Ils étaient faits l’un pour l’autre. La pureté des lignes de la montagne répond à la transparence de ces ondes, et son essor vers le ciel à la profondeur de ce bleu cristal. Elle achève, elle couronne le paysage. Quand elle se cache dans les brouillards, la scène ne se comprend plus. Au moins faut-il que la Cime de l’Est perce la nue. Toujours hardie et légère, elle marque le point suprême du tableau.
Vevey est un point de transition. Nous avons fait environ dix lieues, pendant lesquelles la Dent du Midi n’a pas cessé de régner sur la vallée, qui semblait ne se prolonger que pour lui faire une place de plus en plus digne d’elle. Maintenant, quoiqu’il ne lui ait point encore surgi de rivale sur le cercle de l’horizon, ce n’est plus vers elle que convergent les lignes, et l’ensemble a moins à souffrir des nuages passagers qui en voilent les sommets. Le nouveau motif dont les variations nous occuperaient désormais, serait donné par le lac, avec ses deux vues sur les Alpes et le Jura, dont la seconde va se rapprocher, tandis que la première s’éloignera lentement, et qui l’une et l’autre se modifieront d’heure en heure. Nous entrons dans une nouvelle série de tableaux. La Dent du Midi pourra encore y figurer avec éclat ; mais la distance, toujours plus grande, la rapprochera de ses sœurs, et les comparaisons deviendront possibles. Elle avait la royauté, elle n’aura plus que le premier rang. Peut-être même ne l’aura-t-elle pas toujours ? La porte du défilé de Saint-Maurice est entr’ouverte; qui sait quelles échappées elle nous ménage ? Elle donne dans ce moment sur les neiges du Drônaz, cime obscure, mais qui appartient à la grande chaîne pennine, qui n’est loin ni du Vélan, ni du Combin, et qui semble les annoncer. Encore une lieue, et ils viendront, en effet, ces dômes superbes. La Dent du Midi va descendre au second rang. Mais elle n’était pas faite pour ce rôle plus humble, et plutôt que d’être vaincue, elle disparaît de la scène. Voyez comme elle se serre contre les monts de Savoie, qui, debout sur l’autre rive du lac, sont assez hauts pour la masquer ! Un rideau va se tirer sur elle. Le pic occidental se cache déjà, un autre le suit, et de proche en proche il ne reste que la Cime de l’Est. Elle s’est montrée la première, elle disparaîtra la dernière. Cependant l’arête en est entamée, quelques pas encore, et l’on n’en verra plus que l’extrême sommet. Enfin le sommet s’efface à son tour; mais on a peine à y croire, et on continue à le chercher à l’horizon, de même qu’au coucher du soleil on fixe quelque temps du regard le point précis où s’est éteint le dernier rayon.
Écrivain et poète suisse de langue française né le 24 septembre 1878 et mort le 23 mai 1947, à Lausanne, dans le canton de Vaud.
Charles Ferdinand Ramuz fait plusieurs séjours à Paris entre 1900 et 1914, où il fréquente le milieu littéraire. Dès son premier roman Aline (1905), ses œuvres sont publiées en France et pendant l’entre-deux-guerres, il compte parmi les références littéraires les plus autorisées. L’introduction de Ramuz à la Nouvelle Revue française est également décisive pour la reconnaissance de ce dernier par le grand public.
En 1914, l’écrivain vaudois quitte la capitale française pour revenir s’installer définitivement en Suisse. Il devient fondateur et animateur des Cahiers vaudois (1914 – 1919), dont il ouvre la série avec un texte programmatique «Raison d’être».
C.F. Ramuz est un romancier fécond qui vit de sa plume, plus de vingt volumes publiés, parmi lesquels : Passage du poète (1923), La Grande Peur dans la montagne (1926), La Beauté sur la terre (1927), Derborence (1934), Si le soleil ne revenait pas (1937). Le roman est un genre que Ramuz contribue à renouveler notamment par la réflexion qu’il mène sur la langue. Il met en œuvre une stylisation de l’oralité et revendique une langue à soi en regard du français dit «classique», qui soit fidèle à un univers originel et singulier, celui de sa région.
Brusquement, le bourrelet à son tour se souleva et la dentelure éclatante des cimes couvertes de neige se mit à briller dans le ciel. La plus haute d’entre elles comptait sept pointes successives, semblables à sept dents d’argent. Tout était en reflets, maintenant, là-haut, dans l’espace, sous un ciel qui devint peu à peu parfaitement bleu, et, au-dessus du grand pan d’ombre et des profondes gorges restées noires, l’éclatante couronne étonnait par sa blancheur. Ce fut comme si le jour en était augmenté. Une espèce de joie régnait dans l’air; les pentes fumaient, les ruisseaux haussèrent la voix, des cris d’oiseaux se mirent à éclater de tous côtés dans les branchages; le long de la colonne aussi, des appels se firent entendre:
– Eh bien, dit quelqu’un, on aura le beau.
– Tant mieux! dit un autre.
C’est toujours le cas quand les dents fument; ils avaient vu fumer les dents. Comme les flocons de laine à un peigne, une dernière bouffée blanche y reste un instant encore attachée; vienne un souffle, elle se défait, se détache: les dents fument et tant mieux pour nous!
Car, de l’autre côté et sur ta rive gauche, une même sollicitude dressait pour toi cette haute paroi d’un bleu profond, contre laquelle, et dans chacune de ses échancrures, les jeux de la lumière dressaient des échelles de soleil. […] Mais, plus à droite encore, dans des régions encore plus aériennes et sur les bords même du ciel, là venait la grande merveille : je la revois au fond de moi-même comme sept femmes agenouillées, les mains jointes, vêtues de blanc. Vêtues de blanc, tout là-haut, ou d’or, ou d’argent, ou de rose, selon l’heure, mais tellement brillantes et aériennes qu’elles semblaient déjà soustraites à la matière ; tout là-haut vers le sud et au-dessus des grandes gorges noires où règne toujours une demi-nuit, et elles, au contraire, toujours dans la lumière : sept grandes femmes agenouillées, et séparées de nous par un premier seuil d’air ; mises là les unes à côté des autres, aux portes du ciel, à genoux ; roses, jaunes, tout en or ou tout en argent, et qui illuminaient l’espace tout en le transfigurant : les sept Dents du Midi avec leurs neiges et leurs glaciers.
Et de nouveau, tout là-haut, au-dessus des parois, des pentes, des grandes gorges pleines d’ombre, et comme au-dessus des choses du monde, – les sept Dents du Midi qui brillaient toute blanches dans les régions du pur éther.
Il commençait à faire nuit sur la plaine et sur le vignoble, pendant que les montagnes attendent un moment encore, disant : “Ce n’est pas notre tour” puis leur tour vient pour finir. Les sept Dents du Midi étaient comme des lampes, un moment encore, au-dessus de nous et de la nuit ; mais l’huile baissait dans ces lampes.
Émile Javelle (1847 – 1883) est un photographe et professeur français. Orphelin de sa mère à 10 ans, il fait un apprentissage de photographe en vue de travailler auprès de son père à Bâle. Initié très tôt à la beauté des Alpes par son oncle botaniste, il obtient en 1868 une place de maître de français dans un pensionnat de Vevey qu’il quittera dix-huit mois plus tard pour enseigner à Lausanne. En 1874 il revient à Vevey, au collège de la ville. Très vite, il se prend d’un goût prononcé pour la Dent-du-Midi qu’il a toujours admirée depuis la Riviera et dont il disait d’elle qu’elle était le «Parthénon des Alpes». Émile Javelle deviendra un alpiniste expérimenté et doué d’une véritable disposition pour l’écriture. Son œuvre sera publiée trois ans après son décès sous le titre de Souvenirs d’un alpiniste. De santé fragile, il meurt de la tuberculose à l’âge de 36 ans sans avoir pu donner la pleine mesure de ses talents.
C’est dans cet esprit que depuis plusieurs années je parcours les Alpes: été, automne ou hiver, seul et à ma guise, sans remords, vraiment, et toujours avec un nouveau plaisir.
Je parcours les Alpes, ai-je dit, je me trompe ; c’est la Dent-du-Midi qu’il faudrait dire.
La Dent-du-Midi, c’est ma marotte. Maintes fois, à l’approche de l’été, je me suis proposé des cimes plus vantées et d’un plus grand nom : j’ai projeté les Diablerets, la Pointe-d’Orny, le Pleureur, le Dom, le Cervin; et, en dépit de tous mes projets, elle était la plus forte et me retenait toujours.
Maintes fois j’ai essayé sur le papier de varier le dessin de la Cime de l’Est tout en conservant celui des autres pointes. Est-ce que je suis trop épris de sa belle forme, ou est-elle en effet la plus belle ? Mais jamais je n’ai pu réussir à lui donner un profil qui réunît à la fois tant de noblesse et de grâce, d’élégance et de fierté !
Elle est si belle, si royale ! elle porterait si bien ses quatorze ou quinze mille pieds ! Souvent dans mes rêves, j’abaisse ses orgueilleuses rivales et je la vois dominer seule, regardant de haut la chaîne Pennine humiliée. Mais hélas ! il n’en est rien et, de toutes les cimes alentour, c’est elle, au contraire, la plus noble, qui, sous les efforts du temps, tombera la première. Qu’elle ait été jadis beaucoup plus élevée, ce n’est qu’un rêve. Une seule chose est possible, c’est qu’elle dominait la cime de l’ouest, la plus haute aujourd’hui.
N’avons-nous pas vu, des bords du Léman, dans les beaux soirs d’automne, la Dent-du-Midi sembler prendre pour elle seule les plus beaux rayons, et le soleil lui faire ses plus splendides adieux ? Si beau, hélas ! que soit le spectacle sur la cime, si vivement qu’on en ait pu jouir, il vient un instant où quelque chose en nous s’en détache et se tourne ailleurs ; le moment arrive où l’on ramène les yeux autour de soi pour songer au retour.
Le magique spectacle avait cessé, et nous songions à regagner la rive, lorsque soudain, en nous retournant, nos trois poitrines ne poussent qu’un cri de surprise et d’admiration. C’était la Dent-du-Midi que nous avions oubliée pendant toute cette scène et qui seule, au milieu des autres montagnes assombries, s’embrassait à son tour des derniers feux du couchant. Jamais nous ne l’avions vue si belle. La Cime de l’Est surtout étincelait d’un éclat sans pareil. Ainsi qu’une belle à ses amants, elle s’était ménagé le lieu, le temps et l’heure pour nous apparaître dans tout l’éclat de sa beauté.
Ce que j’aime surtout de la Dent-du-Midi, le point qui m’attire, me captive et retient le plus longtemps mes regards pendant toutes mes contemplations, c’est la Cime de l’Est. Si elle n’est pas la plus haute, n’est-elle pas la plus fière, la plus élancée, la plus belle ? N’est-ce pas elle qui donne à la montagne tout son caractère, et, en dépit des quelques mètres dont sa sœur de l’ouest la domine, n’est-ce pas elle qui frappe dès l’abord et qui reste dans le souvenir ?
À tort ou à raison, je l’ai dit, je suis complètement épris de la Dent-du-Midi. Les plaisanteries de mes proches au sujet de cette passion n’ont jamais servi qu’à la rendre plus vive. Au reste, qu’y a-t-il d’étonnant ? Depuis deux ans je l’avais sous les yeux à chaque instant du jour. La fenêtre de ma chambre était orientée de telle sorte que la première image qui m’arrivait à mon réveil, c’était son profil élancé et gracieux ; à table, un sort malicieux avait si bien choisi ma place, qu’entre deux vis à-vis et dans l’embrasure d’une fenêtre, je voyais, comme dans un cadre, les sept pointes de son arête et ses flancs jusqu’à mi-hauteur ; enfin, mes occupations me retenaient une grande partie du jour dans une salle où, à chaque fenêtre, elle m’apparaissait en entier, depuis les riches avant-monts qui lui servent de piédestal, jusqu’à ses cimes aériennes. Ne se laisserait-on pas séduire à moins ?
Étienne Pivert de Senancour (1770 – 1846) est un écrivain du premier romantisme français. Il est l’héritier de Voltaire, de Diderot et de Jean-Jacques Rousseau dont il sera un des plus grands admirateurs. Appartenant à la même génération que Chateaubriand ou Madame de Staël, il fit un séjour à Saint-Maurice durant l’été 1789 puis revient en 1795. Fort de ses passages dans le Valais, il est frappé par la beauté des paysages et les montagnes l’entourant et s’enthousiasme devant les Dents-du-Midi. En 1804, dans l’indifférence générale, il publie le journal intime d’un héros malheureux Oberman qu’il place dans les paysages de montagne de la région. En 1830, porté par la vague du romantisme, il accède enfin au succès et acquiert une certaine notoriété. Ses ouvrages comme «Rêveries et descriptions de la nature» en 1799 puis Oberman en 1804 lui valurent la gloire auprès des romantiques de son époque et font d’Etienne Pivert de Senancour un des précurseurs de la littérature alpine.
Mais Vevey, Clarens, Chillon, les trois lieues depuis Saint-Saphorien jusqu’à Villeneuve, surpassent ce que j’ai vu jusqu’ici. C’est du côté de Rolle qu’on admire le lac de Genève ; pour moi je ne veux pas en décider, mais c’est à Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n’y a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la Dent de Jamant, de l’aiguille du Midi et des neiges du Vélan, là devant les rochers de Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, de difficile accès ; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus ! Je n’irai pas plus loin. […] La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu’au lac est coupée, à peu près au milieu, par des rochers couverts de pâturages et de forêts, qui forment les premiers gradins des Dents de Morcles et du Midi, et qui ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. C’est dans ces lieux un peu sauvages qu’est ma demeure sur la base de l’aiguille du Midi. Cette cime est l’une des plus belles des Alpes : elle en est aussi l’une de plus élevées, si l’on ne considère pas uniquement sa hauteur absolue, mais aussi son élévation visible, et l’amphithéâtre si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les sommets dont les calculs trigonométriques ou les estimations du baromètre ont déterminé la hauteur, je n’en vois aucun, d’après le simple aperçu des cartes et l’écoulement des eaux, dont la base soit assise dans des vallées aussi profondes ; je me crois fondé à lui donner une élévation apparente à peu près aussi grande qu’à aucun autre sommet de l’Europe.
J’ai été jusqu’à la région des glaces perpétuelles, sur la dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j’étais déjà parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversai le replain en partie cultivé qui le couvre. Je continuais par une pente rapide, à travers d’épaisses forêts de sapins, dont plusieurs parties furent couchées par d’anciens hivers : ruines fécondes, vastes et confus amas d’une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. À huit heures, j’atteignis au sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui forme le premier degré remarquable de la masse étonnante dont la cime restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m’essayai avec mes propres forces ; je voulais que rien de mercenaire n’altérât cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n’affaiblît l’austérité d’une région sauvage. Je sentis s’agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et aux dangers d’une nature difficile, loin des entraves factices et de l’industrieuse oppression des hommes.
Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse s’éloigner rapidement le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à peu près tous mes vêtements, et je m’éloignai sans prendre soin de les cacher. Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une bizarrerie, et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font que des étourderies lorsqu’on les laisse à eux-mêmes.
C’était un beau coup d’œil, à travers cet horizon bleuâtre des Alpes, que cette vallée qui s’ouvre sur le lac dans une largeur de deux lieues et qui va toujours se rétrécissant, à tel point qu’arrivée à Saint-Maurice, une porte la ferme tant elle est resserrée entre le Rhône et la montagne. À droite et à gauche du fleuve, et de demi-lieue en demi-lieue, de jolis villages vaudois et valaisans paraissaient et disparaissaient presque aussitôt sans que la rapidité de notre course nous permît d’en voir autre chose que la hardiesse de leur situation sur la pente de la montagne, les uns près de glisser sur un talus rapide où s’échelonnent des ceps de vigne, les autres arrêtés sur une plate-forme, entourés de sapins noirs et pareils à des nids d’oiseaux cachés dans les branches ; quelques-uns dominant un précipice et ne laissant pas même deviner à l’œil la place du chemin qui y conduit. Puis, au fond du paysage et dominant tout cela, à gauche la Dent de Morcles, rouge comme une brique qui sort de la fournaise, s’élevant à sept mille cinq cent quatre-vingt-dix pieds au-dessus de nos têtes ; à droite, sa sœur, la Dent du Midi, portant sa tête toute blanche de neige à huit mille cinq cents pieds dans les nues ; toutes deux diversement colorées par les derniers rayons du soleil couchant, toutes deux se détachant sur un ciel bleu d’azur, la Dent du Midi par une nuance d’un rose tendre, la Dent de Morcles par sa couleur sanglante et foncée. Voilà ce que je voyais en punition de ma tardive arrivée, tandis que ceux du dedans, les stores chaudement fermés, se réjouissaient d’échapper à cette atmosphère froide que je ne sentais pas et à travers laquelle m’apparaissait ce pays de fées.
Je plains les voyageurs à qui ces beautés de la nature ne disent rien ; pour moi, quoique j’aie déjà eu l’occasion de les admirer maintes fois, elles ne me laissèrent certainement pas insensible et muet, bien au contraire. Pendant le trajet en chemin de fer, du Bouveret à Martigny, je mets continuellement la tête en dehors des fenêtres, parce que, quoique le jour touche à sa fin, je veux voir le plus possible. D’un côté, voici la Dent-de-Morcles, que je me propose de gravir à la première occasion. Les deux pointes sont encore éclairées des derniers rayons du soleil, ainsi que les sommets des Diablerets et du Grand-Muveran. Qu’elles sont belles, les pentes boisées descendant de ces énormes massifs qui se développent et grandissent à mesure que l’on pénètre plus avant dans la grande vallée du Rhône ! De l’autre côté, je contemple la Dent-du-Midi, aux pieds de laquelle nous allons passer. Quel attrait tout particulier ont les montagnes dont on a déjà fait l’ascension ! aussi je jouis de revoir cette Dent de si près, et je la trouve toujours plus imposante. Tous les touristes savent que, jalouse de sa beauté et coquette capricieuse, cette montagne se dérobe souvent à leurs regards en s’entourant d’un voile de gaze, et qu’il faut saisir au vol, pour ainsi dire, le moment où, brisant son enveloppe légère, le vent permet d’admirer cette reine altière, dont la tête est ornée de sept palmes d’argent. Mais c’est surtout au coucher du soleil, alors que les vapeurs ont disparu, qu’elle est remarquablement belle : c’était le cas pour nous ce jour-là ; nous étions servis à souhait.
Le côté gauche du val d’Illiez se profile en escarpements vert-tendre ou vert-sombre – prés ou forêts – sillonnés par les routes et les sentiers qui festonnent et s’entrecroisent, avec, échelonnés, les jolis groupements d’Illiez et de Troistorrents : un tableau qui « s’arrange » à ravir.
Du côté droit, ce sont les épaulements à sapinières précipiteuses et le formidable massif des Dents du Midi. Saluons : nous avons là – pour ainsi dire, à portée de la main – des sommets de la plus majestueuse fierté. A l’altitude moyenne de 3200 mètres, la chaîne se présente dans l’ordre suivant, du Nord au Sud : Cime de l’Est ou Dent-Noire, Forteresse, Cathédrale, Eperon, Dent-Jaune, Doigt, Haute-Cime… sans oublier le Doigt de Salanfe qui se détache du versant opposé. Quel râtelier, messeigneurs ! Et comme le joli nom de Gencives vous vient aux lèvres pour en désigner les puissantes assises !
Dans un train du Simplon, entre Aigle et Bex, des touristes contemplent les sept pointes des Dents du Midi.
– Je me demande, fait l’un d’eux, lesquelles sont les plus écartées l’une de l’autre.
– C’est la Cime de l’Est et la Forteresse, répond un de ses camarades.
– Moi, dit un autre, je penche pour l’Éperon et la Cathédrale.
– Vous n’y êtes pas, c’est le Doigt et la Dent Jaune.
– Jamais de la vie !
– Permettez-moi de vous mettre d’accord, messieurs, dit à son tour un habitant de la plaine du Rhône, c’est la première dent et la septième.
C’est le 3 septembre au matin. Le temps est splendide, le lac radieux. Sur le pont du Léman, il y a foule. Debout, je considère l’onde azurée, en pensant à mon nid abandonné, quand tout à coup :
— Pardon, Monsieur…
(C’est une dame française toute aimable, qui m’interpelle ainsi).
— Madame ?
— Où est donc la Dent du Midi ?
— Au fond du lac, Madame.
Involontairement, ses regards se dirigent vers l’eau.
Et l’entretien en reste là.