« Le vendredi 25 juillet, vers les 5 h du soir, arrivaient à l’Hôtel de la Dent du Midi, à Salanfe, trois jeunes alpinistes français. Tous trois, très bien équipés pour la montagne. Très affables, très gais, ils prennent possession de leurs chambres et commandent leur souper.

Ils m’invitent à leur donner des renseignements sur l’ascension de la Tour Sallière, par le grand Revers — du côté de Salanfe — qu’ils voulaient effectuer le lendemain. 
Vu l’état de la montagne, à cette époque de l’année, où la neige fraîche recouvre les parois terreuses supérieures de la pente, je tâchai de faire comprendre à ces trois messieurs qu’ils ne devaient point s’engager à la Tour Sallière de ce côté, que les très rares ascensions effectuées par Salanfe ne se faisaient jamais avant le 15 août ou le commencement de septembre.
 Aimables, souriants, ils ont l’air de douter du danger, ou de croire que j’exagère les difficultés. 
Ils m’avouent alors qu’ils sont très forts dans la montagne, qu’ils ont ascensionné une grande partie des aiguilles de Chamonix, qu’aux fêtes de Noël 1912 ils ont gravi le Tour Noir en skis, etc.

— Je vous crois, Messieurs, leur dis-je, suffisamment forts pour grimper la muraille de la Tour Sallière ; ce n’est pas la difficulté que vous ne pouvez pas vaincre, mais c’est le danger que vous ne pouvez pas éviter ; et de grâce, messieurs, ne nous faites pas trois cadavres pour demain soir !

Comme surpris de ces paroles, l’un d’eux répondit :

— Eh bien ! nous sommes prudents ; si nous trouvons trop de dangers, nous reviendrons.

Ils fixent leur réveil à 2 1/2 heures. À 3 heures, après avoir pris leur petit déjeuner, ils quittent l’hôtel. Hélas ! c’était la première heure d’une angoissante journée.

Vers les 6 heures, je commence à chercher, à fouiller la muraille avec la lunette. Après cinq minutes, je les découvre escaladant un éperon rocheux, pas très élevé, mais qui pourtant paraissait demander beaucoup d’attention aux vaillants alpinistes. Ils étaient sur la bonne voie.

Dès ce moment, je sus presque toujours, à chaque heure de la journée, la place où ils se trouvaient, et je me suis rendu compte que réellement c’étaient de forts grimpeurs.

À 3 h. 30 la muraille est vaincue, ils sont en haut des rochers, où ils font une halte avant de s’engager sur une arête de neige qui doit les amener à l’épaule de la Tour Sallière. Le plus difficile était fait. Le danger continuait.

Ils s’engagent enfin sur l’arête de neige ; je remarque qu’elle est très molle, ces messieurs enfoncent jusqu’aux genoux. Mais lentement, ils s’élèvent en suivant toujours exactement les indications que je leur avais données. Sur cette arête de neige, on les suivait très bien à l’œil nu. Une vingtaine de clubistes de Neuchâtel qui venaient d’arriver de Salvan, pour faire l’ascension de la Cime de l’Est le lendemain, suivaient aussi, avec beaucoup d’intérêt, cette hardie grimpée. Coquoz Frédéric, guide, son fils et moi étions engagés pour conduire ces messieurs à la Cime de l’Est.

Au haut de l’arête de neige, la corniche leur barre le passage ; pour éviter de la percer — ce que je leur avais conseillé — ils obliquent à droite et vont s’engager dans des pentes terreuses très fortes, recouvertes, non plus, comme à l’arête neigeuse, de vieilles neiges très fermes avec une couche de neige molle, mais rien que de neige fraîche très mouillée par la chaleur de la journée ; par cette voie ils allaient arriver à l’épaule où la corniche s’arrête contre la dernière arête de la Tour Sallière.

C’était le moment du souper ; la vingtaine de clubistes était à table, je m’aidais au service. Le guide Frédéric Coquoz était à la lunette ; pendant le souper, l’un ou autre de ces messieurs sortait de la salle pour voir enfin le moment de la réussite, Coquoz, anxieux, content, escomptant pour ces braves la réussite, attendait le moment pour crier : Victoire ! Soudain il entre en coup de foudre et crie, les larmes aux yeux : « Oh ! les pauvres, ils tombent ! »

Tous, nous nous précipitons dehors. Et ce furent les plus émotionnantes, les plus angoissantes, les plus terrifiantes secondes qu’il soit possible de vivre.

Je rattrape la lunette ; je vois les corps disparaître au bas de la première pente de neige, se précipiter dans les rochers, rebondir au haut du glacier, se jeter l’un devant l’autre, tiraillés par la corde, rougir la neige de leur sang, glisser par-dessus deux crevasses et s’arrêter à l’angle du glacier noir, à 4 ou 5 mètres d’un nouvel abîme qui les eût jetés sur le plateau de Salanfe. La chute avait duré environ 50 secondes. La corde n’avait pas cassé. L’alpe homicide comptait trois victimes de plus. C’était 6 1/2 du soir.

Oh ! quelle terrible soirée ! Haletants, épouvantés, tous les témoins de ce drame ne peuvent plus continuer leur repas.

M. le Dr Jeanneret, chef de course de la section de Neuchâtel, vient vers les deux guides qu’il avait engagés pour le lendemain et leur dit : « Nous renonçons à notre course de demain. »

Jusqu’à la nuit, on fixa la lunette sur les corps très visibles à l’œil nu pour voir si éventuellement on voyait remuer un membre. Hélas ! rien ! c’était la mort.

D’après le guide Coquoz, ils marchaient tous trois en même temps ; le premier a glissé, il y eut comme une demi-seconde de répit quand il fut à bout de corde, le second ayant presque supporté la secousse, puis tous de tomber.

À sept heures, le fils de Frédéric, C. Rémy est envoyé à Salvan faire appel aux guides et aux hommes de volonté pour le sauvetage des cadavres.

Le dimanche, à deux heures du matin, nous étions réunis à Salanfe, sept guides et dix porteurs. À trois heures, la triste expédition, difficile et dangereuse, acheminait vers le Glacier Noir. M. Werhlin Jacques, bibliothécaire du C. A. F., qui, dès la veille, avait acquis la presque certitude que les victimes étaient de ses amis, nous avait demandé à suivre l’expédition, ce qui lui fut accordé.

Pour éviter les chutes de pierres ou d’avalanches, nous devions faire vite : il fallait monter, s’approcher des cadavres, redescendre avant les dix heures du matin pour éviter le dégel. Oh ! quelle triste et effroyable corvée ! Les corps, à l’exception de M. Boudin, n’étaient pas très mutilés. Mis dans des sacs, attachés aux cordes, il fallut les descendre, remonter, redescendre gradins par gradins, ce pendant que les hommes étaient soutenus par des cordes pour éviter un nouvel accident. Enfin est atteint le plateau de Salanfe, où le tribunal de Saint-Maurice s’était transporté pour les constatations légales.

Deux des victimes furent identifiées à Salanfe déjà. 
Ce sont : M. Paul Boudin, âgé de 26 ans, membre du C.A.F., chimiste à Paris et fils d’un agent de banque. M. Marcel Gélinier, 20 ans, étudiant en médecine à Paris. Son père était Louis-Gaston Gélinier, chirurgien-dentiste à l’avenue de l’Opéra 16 à Paris. Il était également membre du C.A.F. 
La troisième victime a été identifiée à Salvan. C’est M. Jean Barthélemy. Âgé de 21 ans, il était étudiant en droit et habitait chez son père Charles à la Garenne-Colombes, rue de la Pointe 79bis à Paris.

Le triste convoi arrivait à Salvan vers les sept heures du soir.

À Salanfe, aux Granges, à Salvan, sur les chemins, étrangers et gens du pays ont les larmes aux yeux et prennent pitié des parents frappés si cruellement.

Le mardi, pères, mères, frères des victimes sont à Salvan et reconnaissent chacun leur fils ou leur frère.

Le mercredi matin, après une messe et office de requiem chanté par M. le curé de Salvan, et suivis par tous les guides et porteurs, une partie de la population et de la colonie étrangère, les trois corps sont conduits processionnellement à la gare et ramenés à Paris. »